Robinson solitaire d’une presque-île, entre ciel et terre

avec Vincent Bourrut

Prêles – Son regard capte ce qui nous échappe. Troubadour de l’instant, barde des nuances et des nuées, Vincent Bourrut est homme qui façonne un monde suspendu, où la lumière se fait confidence. Où chaque paysage révèle quelque chose de lui, sans jamais tout dévoiler.

Il y a, quelque part entre les collines du Plateau de Diesse et la brume matinale sur le lac de Bienne, un monde griffonné à l’encre sensible de quelqu’un qui écoute la lumière, sait capturer l’indicible, Vincent Bourrut. Enfant du « haut », né à La Chaux-de-Fonds en 1973, il pose ses valises aujourd’hui entre ciel et pâturages, dans ce coin du Jura bernois qu’il tient pour son refuge, son « île ». Un enracinement qui éclaire son parcours.

Etre chez soi, en s’ancrant ici

« J’ai commencé la photographie amateur à 26 ans, après des études d’informatique », confie-t-il. Ce basculement tardif, loin du parcours classique, donne d’emblée la tonalité de sa démarche : mêler la rigueur (cet œil affûté de technicien) à une quête d’atmosphère. Fidèle à ses attaches du Jura neuchâtelois et à ces ambiances de hautes terres, il s’installe sur le Plateau de Diesse, où le halo matinal, presque fantomatique aime à s’attarder, où le matin s’éveille sans bruit, “comme un voile posé sur les collines”.

« Quand je suis arrivé ici, je me suis dit : c’est chez moi. Avant, nous vivions à La Neuveville, mais je ne suis définitivement pas un lacustre. Le lac ne me manque pas. J’aime les montagnes », glisse-t-il, presque surpris lui-même de ce sentiment immédiat d’être arrivé à destination. Ce refuge intime transparaît dans ses clichés : un arbre solitaire qui émerge de nulle part, une prairie découvrant sa rosée à l’aube, un ruisseau dont le miroir troublé tremble sous les nuages.

L’arrière-monde en filigrane

Ses photographies révèlent une double nature : d’un côté, une douceur enveloppante – des teintes pastel, des formes floutées, une lumière tamisée ; de l’autre, des contrastes francs, une présence dense du réel. « Je suis d’un naturel plutôt ouvert… mais j’ai un côté anxieux et perfectionniste », reconnaît-il. Cette tension intérieure nourrit ses images : le calme apparent masque une quête, une vigilance, un désir presque obsessionnel de saisir l’instant juste.

Il ne jure que par la lumière naturelle. « Sans hésitation, lumière naturelle ! », affirme-t-il. La brume, surtout, est devenue son langage : elle rend l’air tangible, suspend le temps, invite le regard à glisser vers la sensation plutôt que vers la description. Elle transforme un paysage familier en confidence lumineuse.

Le professionnel, l’artiste, l’homme

Professionnel reconnu, il réalise reportages, portraits, mariages. Mais chez lui, jamais la commande n’efface l’artiste. Chaque séance porte quelque chose de son monde : une poésie diffuse, une présence discrète, une écoute patiente. On l’imagine guettant l’heure bleue, traquant la lumière rasante sur une route de campagne ou captant la musique des lieux, un silence quasi religieux qui s’installe quand la nature retient son souffle.

« Ce n’est pas l’appareil qui fait la photo », dit-il avec douceur, comme une évidence.

Puis est venue récemment une nouvelle respiration dans son travail, une envie de se réinventer. D’explorer d’autres territoires. Un penchant pour l’architecture, l’urbain, le graphisme des volumes. Il a choisi d’explorer ses propres racines à La Chaux-de-Fonds, avec des images au cadrage plus affirmé, aux lignes plus nettes, aux jeux de formes et de contrastes. Ce tournant s’illustre notamment dans son calendrier 2026 dédié à la métropole horlogère, où chaque mois dévoile un angle inédit de la ville. Cette série architecturale n’est pas un simple projet secondaire : c’est l’extension d’un univers, le prolongement de sa quête de lumière, mais désormais appliquée à l’espace construit, à la géométrie, à l’héritage urbain. Cette évolution visuelle révèle une autre facette de son tempérament : une sensibilité où l’ombre, la tension et les contrastes trouvent aussi leur place.

Comme cette part plus sombre que l’on retrouve dans ses goûts musicaux. Le métal, le dark jazz en ce moment, des univers plus rugueux qui contrastent avec la délicatesse de ses images. Cette dualité — ombre d’un côté, douceur de l’autre — traverse à la fois l’homme et son œuvre. Et c’est dans ce dialogue intérieur que se comprend son attachement au Plateau de Diesse, ce lieu qui apaise autant qu’il inspire.

Là où tout s’apaise

Un Plateau qui n’est pas seulement territoire pour lui. C’est une respiration. Un espace entre deux mondes, presque une île. Il aime ce sentiment d’éloignement sans isolement, cette manière qu’a le paysage de le tenir à distance juste ce qu’il faut pour stimuler son regard. « La patience et la persévérance sont essentielles », confie-t-il parfois. Alors il marche, il observe, il attend. La lumière finit toujours par venir.

Quand elle glisse alors sur le relief et que le paysage se dépouille de l’essentiel, sa photographie se mue en signature : une douceur rare, souvent touchante, jamais mièvre. Et derrière cette délicatesse, une densité émotionnelle, comme un écho de ses préférences. En matière de musique, certes, mais également pour ce qui est de la littérature. Ainsi, il nourrit aussi son imaginaire de lectures habitées par l’ombre : Edgar Allan Poe, Lovecraft, Stephen King. Des auteurs qui scrutent les failles, les silences, l’envers du décor. On retrouve chez lui cette même attention au trouble discret, cette manière d’aborder le monde par ses marges. Poe, avec sa profondeur mélancolique, résonne dans sa sensibilité fine ; Lovecraft, avec ses horizons inquiétants, dans son goût des atmosphères denses. Stephen King, enfin, dans cette faculté à révéler l’étrangeté tapie sous l’ordinaire. Sans que ses images ne deviennent sombres pour autant, elles portent parfois cette tension légère — une façon de suggérer que tout paysage, aussi paisible soit-il, cache toujours une histoire plus profonde.

Un regard à part

Rencontrer Vincent, c’est découvrir un homme discret, exigeant, quelquefois inquiet, toujours en quête de justesse. Rigueur et perfectionnisme.« Je suis un éternel insatisfait », glisse-t-il, presque en s’excusant. Mais c’est peut-être justement cette insatisfaction qui nourrit sa poésie : un désir constant de s’approcher de l’essentiel, faire corps avec le paysage, quel qu’il soit.

En s’ouvrant à d’autres horizons, Vincent Bourrut ne renonce jamais à ce qu’il est intrinsèquement. Un homme de lumière et d’ombre, de rigueur et de douceur, un artisan de la brume. Son Plateau est devenu son île — une île intérieure autant que géographique — d’où il regarde le monde, patiemment, humblement, poétiquement.

Céline Latscha

IMG_9535
Le Friday 21 November 2025